Approche internationale des chantiers de restauration du patrimoine bâti. Module 1

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Approche internationale des chantiers de restauration du patrimoine bâti. Module 1

1. L’Elaboration progressive de principes de conservation/restauration reconnus et partagés par la communauté internationale.

La cathédrale Notre-Dame de Paris est l’un des monuments les plus emblématiques de Paris et de la France. Sa construction s’étend sur environ deux siècles, de 1163 au milieu du xive siècle. La cathédrale bénéficie entre 1845 et 1867 d’une importante restauration, parfois controversée, sous la direction de l’architecte Eugène Viollet-le-Duc, qui y incorpore des éléments et des motifs inédits.

Au début du xxie siècle, Notre-Dame est visitée chaque année par quelque 13 à 14 millions de personnes. L’édifice est ainsi le monument le plus visité en Europe et l’un des plus visités au monde jusqu’en 2019.

Le violent incendie du 15 avril 2019 détruit la flèche et la totalité de la toiture couvrant la nef, le chœur et le transept. Il s’agit du plus important sinistre subi par la cathédrale depuis sa construction. Cette destruction partielle d’un des monuments le plus emblématiques du patrimoine provoque des réactions de tristesse et de soutien à travers le monde.

Depuis l’incendie, Notre-Dame est fermée au public. Après une importante controverse sa reconstruction à l’identique est décidée en 2020, et sa réouverture au public prévue pour 2024.

 Le jour même du déclenchement de l’incendie, le président de la RépubliqueEmmanuel Macron, annonce que la cathédrale sera reconstruite et le lendemain, lors d’une allocution télévisée spéciale, il déclare : 

Nous rebâtirons la cathédrale plus belle encore, et je veux que cela soit achevé d’ici cinq années. » 

 

Dès la nuit de l’incendie, les dons de particuliers, d’entreprises et d’institutions publiques affluent de France et de l’étranger, permettant d’envisager la reconstruction des parties sinistrées.

La question d’une reconstruction à l’identique de la flèche de l’édifice, œuvre de Viollet-le-Duc érigée au XIXe siècle et qui porte l’édifice à une hauteur de 96 mètres, fait particulièrement débat : les partisans d’une reconstruction à l’identique s’opposent vivement à ceux qui, comme Emmanuel Macron initialement, souhaitent un geste architectural contemporain. Dès le 17 avril 2019, le Premier ministre Édouard Philippe annonce le lancement d’un concours international d’architecture pour reconstruire la flèche. Le cabinet de l’architecte britannique Norman Foster propose ainsi une flèche en cristal et acier inoxydable surmontant une toiture en verre. Finalement, face à l’opposition de la plupart des architectes des monuments nationaux, à commencer par celle de Philippe Villeneuve, architecte en chef des monuments historiques, Emmanuel Macron se range à l’avis des experts et prend la décision, en juillet 2020, de reconstruire à l’identique la flèche de Notre-Dame de Paris.

 

La vision de Norman Foster

La vision de Norman Foster

 


Nous voici là face à un cas d’étude : Comment doit-on aborder les réparations qu’un sinistre, une destruction, ou plus simplement une altération « naturelle » due aux conditions climatiques et aux effets du temps, quand on se trouve à un monument historique d’une telle valeur patrimoniale ? Dans ce qu’on estime être la valeur intrinsèque d’un ouvrage comme celui de la cathédrale Notre Dame, qu’est-ce qui doit primer : son statut d’œuvre d’art (chef-d’œuvre du gothique), son statut de lieu de mémoire (lieu du Sacre de Napoléon…), son statut de témoin de la persistance des ouvrages anciens, son statut de symbole – d’un patrimoine commun (au niveau local, national et/ou international), d’une foi, d’une ville, son statut commercial (lieu le plus visité d’Europe, avec ce que cela signifie en terme de retombées économiques) ? Qui doit décider ? La plus forte autorité, celui qui paye, ceux qui sont spécialisés dans la reconstruction ou la restauration, celui qui utilise le lieu ? Selon quels critères ?

Une semaine après la destruction par le feu de la toiture et de la flèche de la cathédrale, les propositions d’architectes et d’ingénieurs continuent d’affluer pour reconstruire Notre-Dame de Paris. Deux écoles s’opposent : celle d’une reconstruction à l’identique et celle d’une réinterprétation plus contemporaine du monument.

Qu’en aurait justement pensé Viollet-le-Duc lui-même, lui qui, après avoir remporté l’appel d’offres lancé en 1844 par le Ministère français des Cultes œuvra sans relâche à la restauration de la cathédrale jusqu’en 1864? Lui qui rajouta les fameuses gargouilles, tout droit sorties de son imagination, à la cathédrale ? Et dont les décisions de modification ont pu être jugées intempestives par ses contemporains et les générations qui leur ont succédé ?

Viollet-le-Duc (1814-1879) précisa ses idées lors d’une controverse restée célèbre avec Ruskin (1819-1900), dans un débat théorique qui cristallise l’opposition fondamentale entre l’art et l’histoire comme critère prioritaire pour les choix de restauration.

Viollet-le-Duc entend, grâce à une grammaire des styles architecturaux et par analogie, retrouver l’unité stylistique du monument :

Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné [Viollet-le-Duc, 1875].

 

Ruskin, avec Morris, dénonce cette démarche en affirmant que l’authenticité de l’œuvre réside dans sa matière et que toute modification de celle-ci revient à renoncer à son authenticité, à son essence même [Ruskin, 1848]. Deux conceptions contrastées : l’un soutient des dispositions correctives pour parvenir à un idéal, dûment documenté, l’autre insiste sur le respect des marques du temps qui font partie de l’histoire de l’œuvre.

La restauration se donnant pour but de prolonger la vie de l’œuvre, elle consiste nécessairement à une intervention directe sur celle-ci. Lors de cette intervention, l’œuvre risque de perdre ce qui lui donne sa valeur, à savoir son intégrité esthétique et historique. A partir de ces valeurs et dans leur respect, des principes de restauration ont été formulés dans des théories puis dans des chartes internationales pour guider les restaurateurs dans leur démarche.

Un jalon important dans le parcours qui mènera aux corpus de principes de restauration et conservation à reconnaissance internationale est l’ouvrage Conserver ou restaurer, les dilemmes du patrimoine [Boito, 1893] de Camillo Boito (1836-1914), où il met en scène un dialogue entre deux personnages inspirés de Viollet-le-Duc et John Ruskin et construit une approche plus réflexive. Fondée sur la notion d’authenticité, sa doctrine affirme néanmoins que le présent ala priorité sur le passé, c’est-à-dire que la restauration peut acquérir une légitimité si elle se garde de se faire passer pour l’original. Pour cela, il développe les bases d’un style restauratif par lequel la restauration se donne à voir. Les ajouts, corrections, remplacement seront ainsi mis en scène par des couleurs, des textures, des matériaux différents pour éviter toute confusion avec ce qui reste de l’original.

Camillo Boito

Camillo Boito

Il précise que la justesse et la nécessité de toute intervention doivent être soigneusement évaluées. Ce faisant, il pose les fondements critiques de la discipline. Avec Boito, la restauration acquiert aussi une dimension philologique par conservation des phases successives du monument.

L’objet de la philologie, dit Bréal, c’est « l’étude critique des monuments du langage », donc l’étude des textes ; en contraste, la linguistique « étudie les éléments constitutifs du langage articulé » Appliqué au monument, la dimension philologique s’agirait donc de laisser à voir les choix que cette étude critique a conduit à mener sur le monument.

L’approfondissement d’Aloïs Riegl : En 1903, Aloïs Riegl publie Le Culte moderne des monuments, sa nature, son origine [Riegl, 1903], ouvrage central car il analyse le monument d’un point de vue social et culturel. Il montre, entre autres, que la restauration doit composer, par un jugement critique, avec deux ensembles de valeurs en relations conflictuelles. Dans les valeurs de mémoire, on trouve d’abord la valeur (le culte) d’ancienneté, qui exclue toute modification et préconise la non-intervention. Parallèlement, le monument peut aussi représenter un moment de l’histoire (valeur historique), auquel cas l’intérêt porte sur son inaltération : plus le monument sera intact, plus il sera précieux. Ici l’intervention se contente de ralentir sa destruction. Dans les valeurs d’actualité, trois valeurs peuvent motiver la restauration : la valeur
utilitaire, la valeur d’art, qui comporte la valeur de nouveauté (un aspect neuf, intègre, qui flatte l’œil) et la valeur d’art relative (évaluation qualitative d’un art du passé par rapport au vouloir d’art moderne). Un monument possède ces différentes valeurs dans des proportions variables, aussi on voit que si la restauration cherche le rétablissement de l’une de ces valeurs, ce sera forcément au détriment d’une autre. Par exemple, un objet trop restauré perdra de son aspect ancien qui lui donnait sa spécificité, alors qu’un état de ruine pourra être respecté
car il est le résultat d’une histoire.

 

Le dépassement de Cesare Brandi : S’appuyant sur ses prédécesseurs, Cesare Brandi (1906-1988), dans La Théorie de la restauration [Brandi, 1963], définit comme but de la restauration le rétablissement de l’unité potentielle de l’œuvre et reconnaît pour guide deux instances : l’instance esthétique, sans laquelle il n’y a pas d’œuvre, et l’instance historique. Il décompose ensuite l’œuvre en image et matière, qui seule peut être restaurée. Cette restauration est encadrée par le double risque du faux artistique et du faux historique :

d’une part, le rétablissement d’une lacune ne doit pas se faire passer pour authentique, et d’autre part, on ne doit pas revenir sur des altérations si elles sont porteuses de sens. Une statue brisée par une chute pourra être réparée, mais si elle est brisée par un iconoclaste, alors la restauration est illégitime car elle revient à effacer un épisode de l’histoire de l’œuvre.

Autre exemple : la patine doit être conservée, car la retirer serait contraindre la matière à retrouver une fraîcheur en contradiction avec l’ancienneté qu’elle atteste. De même, un ajout a autant de légitimité historique que l’acte originel, c’est un nouveau témoignage de l’action humaine. Mais du point de vue de l’instance esthétique, cet ajout empêche l’œuvre de retrouver son unité potentielle. Pour résoudre ces conflits, il faut évaluer le poids de chaque instance et adopter une démarche conciliatrice et instruite, puisque seule la culture du restaurateur permettra cette évaluation. D’où aussi le besoin d’interdisciplinarité dans les démarches de restauration.

La restauration critique : Dans le domaine de l’architecture, la restauration critique [Bonelli, 1959], dont le principal représentant est  (1911), apparaît au sortir de la seconde guerre mondiale, à un moment où la reconstruction est un besoin pressant. Donnant la priorité absolue à la valeur d’art, Bonelli assume et revendique l’acte de restauration comme prolongement de l’acte créateur originel dans le but de retrouver et libérer la vraie forme. Bonelli ne recherche pas l’unité stylistique mais plutôt une image unitaire. Après une analyse critique de l’objet à restaurer, l’architecte-restaurateur est libre d’actualiser l’acte créatif, c’est-à-dire que la critique définit en fait les conditions de la re-création. A partir d’une attitude de respect du monument, on peut assumer la responsabilité d’une intervention et l’appropriation de l’œuvre. Cette démarche est à relier aux études d’urbanisme :

l’architecture est vue comme une œuvre jamais achevée, qui s’intègre dans le tissu urbain, lui-même en constante évolution. Dans ce contexte, le restaurateur est donc autorisé à détruire des éléments entravant la vraie forme ou à en insérer de nouveaux pour la retrouver. L’intervention se fait alors dans un effort de synthèse entre le passé et le présent qui coexistent pour garantir une continuité de l’image. Il s’agit finalement de la continuité vivante de l’œuvre créatrice, qui en innovant conserve et en conservant innove.

Renato Bonelli

Renato Bonelli

Des principes à l’action normative : Les premières chartes

Au fur et à mesure du développement des théories de la restauration, le besoin s’est fait sentir de reformuler ces principes dans des documents de références et de portée internationale. Avec la Carta del Restauro italienne (1931), une des premières chartes fut la Charte d’Athènes sur la Restauration des Monuments Historiques, rédigée lors du premier congrès international des architectes et techniciens des monuments historiques en 1931. Parmi les principes énoncés, on peut citer le besoin d’organisations internationales et de lois protégeant le patrimoine, la primauté de l’intérêt des communautés sur l’intérêt privé, et la nécessité de collaboration entre les états et entre les restaurateurs et les scientifiques pour les questions touchant aux matériaux. On voit apparaître aussi la notion d’environnement et de site du monument, comme les perspectives en milieu urbain qui sont à protéger. Au niveau de la restauration proprement dite, la charte
abandonne l’approche de Viollet-le-Duc et recommande le respect des « strates stylistiques »,

ainsi que l’utilisation des monuments, garante d’un entretien régulier, la restauration étant vue comme une opération de dernier recours. Elle autorise l’emploi des matériaux ou techniques modernes à des fins de consolidation, sans que cela modifie l’aspect du monument, en conformité donc avec les valeurs esthétiques. D’une manière générale, elle encourage l’examen critique de chaque projet de restauration pour éviter les erreurs et la perte des valeurs essentielles.

La Charte de Venise : Reprenant les principes de la charte d’Athènes, la Charte de Venise1 [ICOMOS, 2001] rédigée par l’ICOMOS en 1964 est le document de référence en matière de restauration. Elle est le point de convergence des différentes théories. Se donnant pour
but de restaurer l’œuvre d’art et le témoin d’histoire, elle consacre la prudence en matière de restauration :
la restauration s’arrête là où commence l’hypothèse. Récusant l’unité de style, elle recommande les décisions collégiales documentées sur d’éventuelles opérations, et préconise que les remplacements ou modifications s’intègrent harmonieusement, sans falsification du document. De même, elle autorise les adjonctions dans la mesure où elles respectent l’intérêt de l’édifice, son cadre et sa relation avec le tissu urbain. Le chemin de la restauration est donc étroit entre les valeurs d’art et d’histoire, seul l’esprit critique peut guider la démarche du restaurateur. La charte de Venise est aussi la matrice des développements ultérieurs. Elle constitue un point de départ car elle ouvre le champ à l’extension des notions liées au patrimoine, principalement les catégories d’objets concernés, de plus en plus variées, et la mondialisation de la problématique du patrimoine.

Des prolongements nécessaires : La rédaction de la charte de Venise et la relative reconnaissance internationale dont elle fait l’objet n’ont pas marqué la fin des débats. En effet, devant la multiplicité des œuvres, objets, et sites urbains comme naturels à conserver, le besoin de compléter le corpus de référence a donné lieu à la naissance de chartes plus spécialisées (sur les jardins historiques, l’archéologie, les vestiges sous-marins, sur l’authenticité, etc.) ou spécifiques à une nation (charte de Burra pour l’Australie) [ICOMOS, 2001]. De même, la restauration était vue jusqu’à récemment du point de vue occidental exclusivement, or les notions de patrimoine et de bien culturel ont été « exportées » et leurs contenus varient désormais d’une aire culturelle à l’autre. Si dans le domaine du patrimoine monumental un relatif consensus semble se dessiner autour des chartes de l’ICOMOS, il ne faut pas négliger les spécificités de traitement propres à chaque culture, chaque type de bien, voire chaque œuvre.

Plus généralement, Michel Favre-Félix [Favre-Félix, 2003] remarque que les chartes sont renouvelées tous les trente ans, soit à chaque génération, comme si les restaurations d’une génération ne pouvaient convenir à la suivante. Cela souligne bien le lien très fort entre les évolutions des mentalités et l’attitude adoptée vis-à-vis de l’œuvre d’art. A ce titre, la tendance semble être à une primauté plus grande accordée au respect de la valeur historique de l’œuvre en tant que document et au rejet des interventions trop radicales. Parallèlement à ces chartes, les associations de restaurateurs se sont dotées de codes d’éthiques propres à leur discipline. Dans l’ensemble, ils reprennent les principes esquissés plus haut, mais ils ont tendance à se métamorphoser en statuts professionnels, en terme de droits et devoirs du restaurateur vis-à-vis du client, voire en « couverture juridique », ce qui les éloigne des strictes considérations théoriques.

Dans les faits, les monuments, les œuvres d’art ont des propriétaires, qui doivent eux-mêmes se soumettre à la législation en vigueur des endroits où se trouvent les œuvres. Ces lois, en encadrant plus ou moins strictement les opérations de restauration et conservation possibles, fixent les marges de manœuvre des décisionnaires, décisionnaires que par ailleurs le législateur désigne.

Ces cadres législatifs se construisent ou se réforment en se basant sur les chartes et déclarations qui cherchent à orienter ce que doit être le travail de restauration et de conservation du patrimoine, tandis que ce même travail de conservation-restauration s’appuie sur des réseaux d’acteurs qui font la vitalité du secteur. Nous étudierons ces documents et ces réseaux d’acteurs dans la seconde section du module.


CE QU’IL FAUT RETENIR

* Laisser vieillir, restaurer ou conserver une œuvre, c’est opter pour une solution dans un spectre de discriminations qui va forcément modifier la perception de l’ouvrage, et donc sa valeur

* Chaque œuvre est un cas particulier, et c’est l’estimation de sa valeur esthétique, historique, patrimoniale, qui va déterminer les opérations à mener.

* La prise de conscience croissante de la nécessité de préserver le patrimoine va mener à l’élaboration de théories de la restauration aux 19eme et 20eme siècles et à la Charte de Venise, document phare à valeur internationale pour l’ensemble des restaurateurs et conservateurs. Y sont établis notamment les principes de visibilité des modifications et de réversibilité des opérations menées.

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